Les Philippines : une démocratie hésitante dans le contexte international

par David Wurfel, en Revue internationale de politique comparée 3/2001 (Vol. 8), p. 501-517.

1 Si la question “quelle incidence des facteurs externes ont-ils eu sur le politique et la politique aux Philippines au cours des dernières années ?” devait être posée, la réponse serait simplement “pas très profonde depuis 1986”. Il est évident que cette affirmation est à mettre au regard des périodes antérieures de l’histoire des Philippines. Pendant longtemps, les Philippines ont été une des sociétés et économies d’Asie du Sud-Est les plus exposées aux influences mondiales. Leur “dépendance” des États-Unis était cependant plus prononcée auparavant. En effet depuis le retrait du soutien de Ronald Reagan à Ferdinand Marcos, en février 1986, qui a précipité son renversement et son départ des Philippines – suivi cinq ans plus tard par le retrait des bases militaires américaines – les influences extérieures diminuèrent en tant que déterminants des évolutions politiques.

2 Même la crise économique asiatique de 1997 a nettement moins ébranlé politiquement les Philippines que les autres États voisins. Cet impact économique moindre résulte, dans une large mesure, d’une croissance plus lente aux Philippines que chez ses voisins asiatiques dans les années antérieures, d’un attrait plus réduit pour le capital étranger et donc d’un niveau inférieur de prêts ou d’investissements étrangers dans ce pays. De ce fait, il n’y avait pas, pour s’emballer, autant de “capitaux flottants”. Sous la tutelle du FMI, de la Banque mondiale et de l’OMC, le commerce et les finances ont été libéralisés au début des années 1990, avec une réglementation insuffisante comme partout ailleurs dans la région. Il s’agissait clairement d’une conséquence des influences externes que l’on qualifie aujourd’hui de mondialisation et une cause significative de la “Crise”. Mais cet impact économique modeste en 1997 n’a pas eu d’effets politiques importants.

3 Indépendamment de cette crise, les marchés et les institutions financières internationales poursuivent la pénétration de l’économie du pays par d’autres voies. La demande internationale de bois durs détruit les forêts, la demande d’or et de cuivre creuse des cicatrices de plus en plus nombreuses dans les montagnes. La production agricole pour l’exportation déplace les producteurs d’aliments traditionnels. Phénomènes qui contribuèrent à leur tour à alimenter le conflit armé à l’intérieur du pays. Le capital international est en hausse dans un nombre croissant de secteurs industriels, notamment parce que les taux d’épargne des Philippins sont très peu élevés. Les Philippines subissent les “orientations” du FMI plus longtemps que tout autre pays de l’Asie du Sud-Est. Et depuis l’époque coloniale, par l’éducation, le cinéma, la radio, la TV et, maintenant, Internet, les modèles culturels américains constituent une autre forme écrasante de la mondialisation. Mais la dépendance vis-à-vis des marchés étrangers, des modèles culturels, des investissements et orientations a été tellement importante pendant si longtemps que les tendances mondialistes au cours de ces quinze dernières années ont à peine amplifié ces influences. Aucun politicien ne peut résister longtemps, aucune politique gouvernementale ne peut être mise en œuvre si les intérêts étrangers sont menacés. Cette situation n’est pas nouvelle, en fait le régime politique philippin s’est depuis longtemps adapté à cette réalité. Et l’impact des influences politiques étrangères s’est d’ailleurs amenuisé au fil des quinze dernières années.

4 Nous analyserons de plus près les trois présidents qui se sont succédés depuis le renversement de Marcos et le rétablissement de la politique de compétition électorale afin de procéder à l’examen des événements et de leurs influences sur les administrations de ces présidents et justifier nos affirmations antérieures.1 Nous approfondirons, enfin, la nature de la culture politique, et de l’économie politique nationale et internationale pour comprendre les causes de la réalité politique actuelle des Philippines.

Aquino : le rétablissement de la politique électorale

5 Corazon Aquino, la veuve du sénateur assassiné par Marcos en 1983, préside à la réhabilitation des institutions et pratiques en vigueur avant la loi martiale. La constitution adoptée en 1987 s’inspire largement de celle de 1935, à l’exception de la durée du mandat présidentiel, porté à six ans et sans possibilité de se représenter, d’un léger renforcement des attributions du Congrès, et de quelques autres dispositions. Au départ, l’oligarchie qui entoure la présidente Aquino représente aussi la réhabilitation des milieux pré-Marcos. Néanmoins, malgré une ferme volonté de se réaccaparer la richesse dérobée par Marcos et ses amis, après quelques années, cet effort est voué à l’échec, vaincu par la corruption, les offensives judiciaires et la sub-version politique des amis de Marcos. Avant la fin du mandat d’Aquino, la plupart des amis de Marcos ont reconquis un rôle au sein de l’oligarchie.2 Cependant l’administration même de Madame Aquino échappe aux amis de Marcos.

6 Bien que Washington salue l’arrivée de Mme Aquino à la présidence comme un retour à la démocratie, ses politiques suscitent beaucoup d’inquiétude tant au Pentagone qu’à la Maison blanche. Par exemple, lorsqu’elle déclare au cours de sa campagne électorale de 1986 que sur la question du renouvellement de l’accord relatif aux bases militaires américaines, “ses options demeuraient ouvertes”, ou lorsque, pour tenter de mettre un terme à la révolte communiste, elle remet en liberté plusieurs dirigeants communistes emprisonnés et conclut un cessez-le-feu avec la Nouvelle armée du peuple. De nombreux éléments aux Philippines et les militaires américains jugent cette mesure inacceptable. Peut-être dans l’espoir que les États-Unis finiront par la laisser tomber, des unités déloyales des forces armées philippines amorcent une série de tentatives de coups d’état contre la présidente Aquino, dont deux aboutirent presque. Après quelques-unes de ces tentatives, Washington commence à reconnaître l’étendue de la catastrophe que pourrait entraîner son renversement et, de son côté, la présidente se rapproche des positions politiques américaines sur un certain nombre de questions. Ainsi donc pendant l’intervention militaire de décembre 1989 qui frôle le succès, les forces armées américaines, à la demande du gouvernement philippin,3 survolent de manière ostentatoire les positions rebelles, ce qui aide à inverser le mouvement et peut même à décourager d’autres tentatives d’interventions ultérieures.

7 Il va sans dire que ces tentatives fréquentes d’interventions militaires ne favorisent pas le développement économique. Les investisseurs étrangers, en réaction à ces événements, se maintiennent à distance, alors que la Thaïlande, la Malaisie, Singapour et l’Indonésie attirent des investissements considérables et que leurs économies connaissent des taux de croissance deux ou trois fois plus élevés que celui des Philippines. Le taux de croissance du PNB aux Philippines, un peu à la traîne par rapport aux évolutions politiques, devait atteindre 6,75% après le départ de Marcos, en 1988, mais retombe à – 0,58% en 1991,4 malgré les réformes visant à favoriser la libéralisation, introduites au début de l’administration Aquino, dans le prolongement des tendances mondialistes, par la diminution des droits de douane et la suppression des restrictions qui pèsent sur les mouvements des capitaux.

8 S’adaptant aux visions américaines, Mme Aquino, dès son entrée en fonction, début 1990, décide d’entamer des négociations en vue du renouvellement de l’Accord sur les bases militaires américaines.5 Après quinze mois, les négociations arrivent à leur terme et le traité est présenté au Sénat philippin pour ratification. Ni la présidente Aquino, ni l’ambassade américaine ne prennent alors la juste mesure de la détermination nationaliste et de la capacité politique du président du Sénat, Jovito Salonga. Malgré des pressions extraordinaires exercées en dernière minute tant par l’ambassade américaine que le Palais Malacanang (la Maison blanche des Philippines), le traité est rejeté en septembre 1991, Non seulement il n’obtient pas le soutien des deux tiers mais une majorité se prononce contre celui-ci.6 Les défenseurs de la présence de bases avaient mis en garde contre les conséquences négatives du rejet du traité et, en effet, l’aide américaine aux Philippines connaît rapidement une amputation importante et les emplois générés par la présence des bases disparaissent. La base aérienne de Clark qui avait été balayée de la carte par l’éruption du Mont Pinatubo n’était pas couverte par le traité. Mais les investissements étrangers ne fléchissent pas, comme certains l’avaient craint, et l’aide étrangère japonaise ne s’érode pas non plus. Par contre le financement de l’équipement militaire diminue et l’hostilité de certains milieux de Washington à l’égard des Philippines augmente sensiblement. Mais l’orage passe et les relations philippino-américaines sont redeviennent vite chaleureuses. Le développement économique de la base navale de la Baie de Subic, sous contrôle philippin, connaît un succès plus important que prévu.

9 Les retombées négatives du rejet du traité sur les bases sont particulièrement importantes pour le héros des nationalistes, le sénateur Salonga. Il avait annoncé sa candidature à la présidence avant le débat sur le traité, et avait d’ailleurs été le candidat du parti libéral en 1992, parti qui avait eu trois présidents depuis l’indépendance. Mais les campagnes aux Philippines sont onéreuses et malgré les nombreuses années qu’il avait consacrées à la politique, et le grand respect que son intelligence et intégrité inspiraient, il ne peut rassembler que bien peu de fonds. Les hommes d’affaires, liés aux américains, jouent la carte de la circonspection et la présidente Aquino, furieuse de n’avoir pu compter sur son soutien, demande à ses partisans de s’abstenir de financer Salonga, même si elle avait à l’égard de ce sénateur une grande dette morale car il avait été l’avocat de son mari lorsque celui-ci avait été jeté en prison par Marcos. Salonga parvient seulement à la sixième place parmi les sept candidats à la présidence. Le général Fidel Ramos, soutenu sans grande efficacité par la présidente Aquino, l’emporte avec le score le plus bas de l’histoire des Philippines soit 23,6%.

10 Au cours de l’administration Aquino, il y a donc au moins deux événements – la tentative de coup en décembre 1989 et la candidature de Salonga – au cours desquels l’intervention américaine extérieure a une certaine incidence sur les résultats politiques, même si elle n’est probablement pas décisive. Les effets les plus tangibles de l’influence américaine auraient du se remarquer lors de la ratification du traité sur les bases américaines. En fait, les pressions exercées sur certains sénateurs par des sources américaines ont été considérés comme avilissantes et ont peut-être même durci l’opposition au renouvellement de ce traité.

11 Entre-temps, l’importante dette extérieure, héritée de Marcos, permet au FMI de maintenir une influence relativement considérable. Les propositions d’un plafonnement de cette dette, voire sa dénonciation, véhiculées par le Congrès, sont rejetées par Madame Aquino et les hauts responsables de la Banque centrale et du Département des finances. Ils étaient persuadés du bien-fondé des points de vue de la communauté financière internationale.

Ramos : la croissance économique et la réforme néo-libérale

12 La présidence de Ramos, de 1992 à 1998, connaît une meilleure stabilité politique et réussite économique que celle d’Aquino, jusqu’à la crise économique asiatique lors de la dernière année de son mandat. La seule intervention étrangère, non économique, qui a marqué la politique des Philippines au cours de cette période est l’occupation chinoise du territoire philippin dans le Sud de la Mer de Chine. Le président Ramos, malgré ses antécédents militaires, reprend lentement l’initiative de relance des liens militaires avec les États-Unis. La découverte, en février 1995, de bunkers chinois en béton sur le récif “Mischief Reef”, dans la zone économique philippine de 200 milles, est un choc, notamment parce que les Chinois avaient accepté auparavant de résoudre tous les conflits territoriaux de cette région à l’amiable. C’est la première fois que la Chine occupe un territoire dont se revendique un membre de l’ASEAN. Les Philippines réagissent plus fermement que la Chine ne l’espérait, même si sa capacité militaire est faible.7 Outre une activité diplomatique vigoureuse, le Congrès vote le budget de modernisation de l’équipement militaire en souffrance depuis longtemps.8 Parallèlement, les Philippines amorcent des discussions avec les États-Unis en vue d’un Accord sur l’accueil de forces que les États-Unis considèrent nécessaire pour la reprise de manœuvres conjointes avec les Philippines. Les deux parties estiment aussi qu’il s’agit d’une condition sine qua non à tout accroissement de l’aide militaire américaine et dont la nécessité se précise proportionnellement à l’ampleur de l’escalade chinoise. Bien que d’un point de vue nationaliste, le texte de cette proposition d’accord pose de sérieux problèmes, un accord fut signé avant la fin du mandat de Ramos sans être soumis à l’avis du Sénat. Le sentiment nationaliste, qui avait animé l’opposition à un accord sur les bases, reprend vigueur mais dans une moindre mesure qu’en 1991.

13 La Crise “financière” (comme on l’a qualifie à l’époque) asiatique frappe moins d’un an avant l’élection présidentielle de mai 1998. Si les élections aux Philippines s’étaient jouées sur des thèmes précis, ou si le président sortant s’était porté candidat à sa réélection, on aurait pu s’attendre à ce que la crise pèse très lourdement sur les résultats électoraux. Mais la constitution interdit à Ramos de se représenter. Bien qu’un lien puisse être perçu entre l’intérêt économique et les manœuvres politiques avant les élections, il est insignifiant au cours de la campagne.

14 Ramos est le favori du monde des affaires. C’est un président relativement honnête et efficace qui laisse les banquiers et les professionnels de l’économie décider des politiques économiques et financières. Son approche de l’administration répond aux orientations du FMI. Selon presque tous les analystes, son successeur le plus probable en 1997 est le vice-président et ancienne vedette de cinéma, Joseph Estrada, que le public adule, mais qui préfère consacrer son temps à la boisson et au jeu plutôt qu’aux discussions politiques. D’aucuns, à tort, pensent que Estrada est un vrai démocrate tant il parle de son amour pour les masses. Il avait d’ailleurs démontré son nationalisme en s’opposant à l’accord sur les bases en 1991. D’autres s’inquiètent plus fondamentalement que son administration ne permette le retour des amis de Marcos – car son principal appui financier est Danding Cojuangco, qui avait été la personnalité la plus riche et la plus puissante de l’entourage de Marcos, qui à ce moment reconstruit son empire – et souhaitent empêcher son élection. Et, estiment-ils, la meilleure possibilité pour y parvenir consiste à modifier la constitution afin de permettre à Ramos de se représenter.

15 Cependant, une telle initiative mobilise une opposition impressionnante, pour deux raisons fondamentales : une forte opposition à la personne de Ramos, et la crainte de voir le cadre constitutionnel à nouveau manipulé, comme sous Marcos, par un président qui pourrait en tirer profit. Un nouveau changement de la constitution pouvant plutôt favoriser l’instabilité politique que l’enrayer. Cette opposition est dirigée par un duo impressionnant, l’ancienne présidente Aquino et Jaime Cardinal Sin (qui ne s’est jamais très bien entendu avec le premier président protestant des Philippines), appuyé par plus de 100 évêques catholiques. Elle dispose aussi de l’appui de groupes progressistes, y compris des communistes. Des manifestations massives sont organisées, les tribunaux sont saisis et, finalement, la tentative de modifier la constitution est abandonnée. Le président Ramos, qui a perdu une bonne part de son capital politique dans cet effort vain, accorde son appui à un politicien traditionnel, membre du Congrès et rompu au clientélisme, Jose de Venecia.

16 Bien que Ramos avait mieux réussi que ses prédécesseurs sur le plan des réformes économiques, la libéralisation financière – populaire parmi les gouvernements de l’Asie du Sud-Est de l’époque – aurait pu être perçue par l’électorat comme une erreur qu’on aurait pu lui reprocher. En fait, d’un coté, les investissements, sous Ramos, ont décuplé en comparaison avec ceux effectués sous Aquino, d’autre part, la fuite de capitaux, de janvier à septembre 1997, a été de 3,3 milliards de dollars.9 Mais les mouvements de capitaux dans leur globalité avait été, pour l’année 1997, légèrement positifs, alors qu’en Thaïlande, la perte était de près de 11 milliards de dollars.10 La croissance du PIB thaïe, en 1997, était de – 0,4% alors qu’elle était de + 5,2% aux Philippines, juste légèrement en deçà des projections antérieures. Les exportations de Thaïlande en 1997 étaient à peu près du même niveau qu’en 1996 alors qu’elles connaissaient une croissance de 22,7% aux Philippines.11 Bien que Ramos se soit arrogé le crédit de cette réussite, l’impact de la politique économique était très faible dans l’élection du président suivant.

17 On constate, sous le gouvernement de Ramos, que des politiques promues par des intérêts étrangers ne sont pas toujours faciles à mettre en œuvre lorsqu’une forte opposition interne existe. C’est le cas, par exemple, de la loi sur des activités minières (Mining Act) de 1995, qui entendait supprimer l’interdiction constitutionnelle d’exploitation minière par des entreprises dont au moins 60 % des parts n’auraient pas été dans des mains philippines.12
Les Règles et règlements d’application sont signés le 15 août 1995 par le secrétaire à l’Environnement et aux Ressources naturelles, la veille du départ du président Ramos qui devait effectuer une visite d’État en Australie, pays dont les entreprises sont les investisseurs les plus importants dans l’activité minière aux Philippines. La loi et ses règles, malgré les dispositions de la Constitution, permettent aux entreprises étrangères de jouir, grâce à la signature d’Accords financiers ou d’assistance technique (FTAA) avec le gouvernement, des mêmes droits et privilèges que ceux octroyés auparavant aux entreprises philippines dans le cadre des anciens “accords miniers”. Après un an, soixante-quatre entreprises étrangères avaient introduit des demandes pour l’exploration de 5,8 millions d’hectares. Mais le tollé national qu’engendre le déversement de déchets miniers de la mine de cuivre canadienne de Marinduque, redonne du tonus au mouvement environnemental. L’Église catholique unit ses efforts à ceux de groupes séculiers pour s’opposer au développement d’activités minières irresponsables du point de vue de l’environnement, en appelant même à l’abrogation inconditionnelle de cette loi sur les activités minières. Un sous-secrétaire aux Affaires juridiques du DENR particulièrement consciencieux, entreprend alors d’affiner les Règles et règlements d’application, amendés en décembre. Entre-temps, la législation a renforcé les droits des populations indigènes sur les terres ancestrales dont les revendications entraient en conflit avec de nombreuses nouvelles demandes d’exploration. En outre, une fois conclu un FTAA, l’entreprise minière doit obtenir l’agrément de son évaluation d’impact environnemental avant d’entreprendre l’exploitation.13.
Des organisations de proximité se créent partout pour surveiller l’engagement des entreprises à protéger l’environnement. La constitutionnalité de la loi sur les activités minières et de ses règles d’application est aussi mise en cause par la voie judiciaire. En conséquence, en 1998, bien peu de demandes de FTAA ont abouti, même si cette lenteur suscite le mécontentement du président Ramos. Un certain nombre de demandes sont retirées par des investisseurs étrangers qui estiment que la poursuite d’une démarche tellement onéreuse ne vaut pas la peine, d’autant plus que la baisse des cours mondiaux des produits de base encourage bien sûr des décisions en ce sens. La pression des intérêts étrangers ne s’est donc pas avérée suffisante face à une opposition interne virulente.

Estrada : les vedettes de cinéma et les petits amis

18 Estrada dispose d’une telle longueur d’avance sur ses concurrents lors des élections – grâce à la popularité que lui procure ses rôles d’acteurs – que sa victoire est inévitable. Il remporte 40% des voix, près du double des voix qui s’exprimèrent en faveur du candidat soutenu par Ramos et arrivé second.

19 Estrada, avec une victoire aussi impressionnante conquise clairement grâce à sa popularité personnelle, aurait pu disposer d’une grande liberté de manœuvre.14 Malheureusement il avait contracté de nombreux engagements pendant sa campagne afin de la financer. C’est ainsi que deux de ses principaux appuis, Lucio Tan et Danding Cojuangco, des anciens proches de Marcos, intégrèrent son administration. Celle-ci fut tellement corrompue que de nombreux membres, en particulier parmi ses alliés de gauche, l’abandonnèrent.

20 La désignation de Serafin Cuevas – un ancien magistrat de la Cour suprême, unanimement respecté – comme titulaire du Secrétariat à la Justice est largement apprécié par l’opinion publique. Mais ce dernier sera amené à s’opposer à Estrada et à ses amis dans une affaire importante héritée de l’administration antérieure, concernant une fraude fiscale de 25 milliards de pesos dont Lucio Tan est soupçonné. En 1999, le secrétaire Cuevas encourage les poursuites judiciaires même si le président s’y est opposé en déclarant publiquement que “il n’y avait pas de poursuite contre Tan”. Après avoir vainement exercé diverses pressions sur Cuevas, Estrada le licencie.15 Une telle attitude indique clairement aux investisseurs étrangers et philippins qu’il n’y a d’État de droit. Elle n’encourage pas non plus les autres délinquants fiscaux à apurer leur dette, ce qui provoque une diminution des rentrées et une augmentation du déficit gouvernemental, au grand dam du FMI.

21 Une nouvelle crise se profile en mars : la Bourse philippine connaît une chute de 25 % en deux mois, essentiellement suite à un délit d’initié impliquant une société de jeu détenue par un ami de Estrada, Dante Tan. Le 7 mars, tout le personnel de surveillance de la Bourse, chargé de surveiller les irrégularités du marché, démissionne en guise de protestation et accuse les hauts responsables de cette bourse d’empêcher que l’enquête soit menée sur ce délit d’initié qualifié de “pire scandale boursier du pays depuis des décennies.”16 À son tour, Perfecto Yasay, président de la Commission des valeurs et de la bourse – une commission indépendante selon la constitution -, en application d’une résolution prise à l’unanimité par la Commission, ordonne la fermeture de la Bourse le lendemain en l’absence de personnel de surveillance qualifié. Ce même soir, le Secrétaire exécutif et le Secrétaire aux Finances persuadent une majorité de membres de la Commission de changer d’avis. Finalement, conscient qu’il ne pourrait remplir ses fonctions tant que le président était “ouvertement et vigoureusement” opposé à ce qu’il faisait, Yasay démissionne.17

22 Plus tard, dans le cadre d’un programme télévisé, un débat sur ce sujet opposera Yasay au président Estrada. L’enquête menée ensuite par le canal de télévision en question révèle que, sur près de 17.000 personnes interrogées, seulement 13% des téléspectateurs ont cru leur président.18 La loyauté du président à l’égard de ses amis a ainsi ruiné un des principaux canaux institutionnels pour les investissements étrangers et, en outre, sapé sa propre crédibilité.

23 Le même Lucio Tan, est encore impliqué dans, la privatisation de la Philippine National Bank. Il avait pu acquérir 46% des parts de la banque et, grâce une manœuvre complexe appuyée par la Présidence, étendre ensuite son emprise au sein du conseil d’administration. Comme l’écrit un économiste très en vue, Tan s’est vu offrir la banque “sur un plateau d’argent”.19 Il fait remarquer que le président Estrada lui-même définit un “ami” comme une personne qui reçoit des prêts d’établissement financiers gouvernementaux sur les ordres du président et laisse donc entendre qu’une personne qui reçoit une banque doit être un “super-ami”. De tels agissements freinent considérablement l’intérêt des investisseurs étrangers.

24 Bien sûr, les Philippines sous Estrada connaissent d’autres problèmes politiques dont les conséquences économiques sont considérables : les rebellions tant communistes que musulmanes reprennent vigueur alors qu’elles s’étaient pratiquement éteintes grâce aux efforts de négociation de l’administration Ramos. La démarche de Estrada, faite d’esbroufe et de menace, empêche l’organisation de négociations utiles alors qu’il ne dispose pas des moyens militaires nécessaires. Ces affrontements, de plus en plus fréquents, contribuent à creuser de manière imprévisible le déficit public et font fuir les investissements tant philippins qu’étrangers. La situation se dégrade tellement que des rumeurs de coup d’état militaire apparaissent. Le sénateur Rodolfo Biazon, ancien chef du personnel des forces armées des Philippines, affirme alors que le niveau d’insatisfaction à l’égard du président est très élevé dans tous les secteurs et lui rappelle la coalition qui s’était construite pour en finir avec Ferdinand Marcos.20

25 Les Philippines, qui ont pourtant moins souffert de la Crise asiatique en 1997, connaissent alors le taux de croissance le moins élevé des cinq pays qui constituaient l’ASEAN à ses débuts. D’autres indicateurs économiques sont aussi négatifs : le chômage est en hausse et le peso est en baisse; les bons d’État sont davantage dépréciés sur le marché mondial que les autres bons d’État asiatiques ; les investissements nationaux, d’un niveau chroniquement peu élevé, reperdent 2% en 1999.

26 Même la popularité légendaire du président subit des revers. Les résultats d’un sondage réalisé en mars par le Social Weather Stations, l’institut de sondage le plus fiable des Philippines, créditent Estrada d’une hausse de popularité de 5 points au niveau national mais d’une chute de 32 points dans la zone métropolitaine de Manille.

27 Il apparaît donc que sous la présidence de Estrada, les Philippines ont eu des liens plus distendus avec le processus de mondialisation que pendant les décennies antérieures. Certains pourraient s’en réjouir. Mais il ne s’agit pas de l’aboutissement d’une politique d’autarcie nationale, malgré une certaine rhétorique en ce sens à certaines occasions. C’est la conséquence involontaire de la priorité accordée aux intérêts des amis du président. Il ne s’agit probablement pas, comme sous Marcos, d’une situation où le président percevait une part généreuse des profits de la corruption, “Erap” Estrada semble en effet tirer une plus grande satisfaction du pouvoir et de la popularité que d’un processus d’enrichissement personnel. Le président Estrada n’a jamais été capable de concevoir, comme Marcos, une position politique rationnelle permettant à la fois le développement économique du pays et des pratiques népotiques. Marcos réussit, notamment dans les premières années de la loi martiale, à utiliser habilement sa propagande “pour le développement” afin d’obtenir des ressources très importantes de la communauté internationale et ainsi renforcer son régime, et se remplir les poches. Il est vrai, qu’indépendamment des capacités de Estrada à diriger le pays, le président des Philippines n’est plus le “gamin de l’Amérique” et il n’a plus accès aux ressources qui accompagna ce rôle à une époque.

Quelques définitions

28 Que Ramos soit parvenu à accomplir davantage que Estrada au cours des trois premières années de son mandat, notamment en assurant un essor économique global (une augmentation de plus de 400% du taux de croissance du PNB), bien que le cadre constitutionnel, la culture politique et la structure économique, voire la composition de l’élite politique soient demeurés largement figés, semble indiquer dans une large mesure que la personnalité des dirigeants constitue une réelle différence. Même les dirigeants issus du système patrimonial disposent d’une certaine liberté de choix, à savoir qu’ils peuvent le renforcer ou l’affaiblir. Ramos a fait progresser, plus que tout autre président avant lui, les réformes néo-libérales en s’en prenant clairement à “l’oligarchie” sous la férule de son principal conseiller, le général José Almonte. Il n’entretenait pas son propre groupe d’amis, même si lors de la passation d’un contrat, il semblait y avoir bien sûr des “favoris”. La manière de prendre les décisions des deux présidents aurait pu difficilement être plus différente. Ramos, formé par l’académie militaire américaine et ayant de nombreuses années d’expérience dans l’administration nationale, était un président “interventionniste”, souvent le premier à arriver le matin à son bureau, au Palais. Estrada, qui avait été maire d’une ville sous le régime de Marcos, se couche fort tard et arrive donc rarement à son bureau avant midi, et il dispose de très peu de temps pour lire les documents de l’État. Et les différences sont ainsi légion.

29 Mais malgré d’importantes différences entre les deux administrations, même entre les trois, certains traits communs sont malheureusement perceptibles ; ils s’enracinent dans la culture politique, l’économie ainsi que les structures et pratiques politiques qui en découlent. Ce sont des traits communs perceptibles à des degrés divers dans les régimes philippins depuis plus de cinquante ans. La période d’application de la loi martiale, de 1972 à 1986, était certainement particulière dans la mesure où les droits humains étaient réprimés et les élections libres étaient suspendues. Au cours de cette période, la concurrence légitime et ouverte au sein de l’élite, relativement libre avant et après cette période, était impossible. Après 1972, Marcos dirige un régime autocratique unique depuis l’indépendance des Philippines.

30 Mais lors de cette période, des éléments communs persistants peuvent être identifiés. Le régime de la loi martiale fut qualifié de “néo-patrimonial” (à la différence d’un système “patrimonial” simple du 19e siècle, d’un chef de tribu traditionnel, ou un monarque éthiopien ou thaï du 19e siècle.21 Le radical “néo” devait indiquer un degré plus élevé d’institutionnalisation que dans le système traditionnel, par la mise en place de bureaucraties, de tribunaux et de pouvoirs législatifs, par exemple. Cependant, comme sous le régime “patrimonial” plus traditionnel, la distinction entre la propriété publique et celle du dirigeant et de ses suivants était assez opaque. La loyauté était assurée par la répartition d’avantages; les intérêts organisés ou les partis politiques fondés sur une politique commune ne présentaient normalement pour le processus décisionnel aucune pertinence.

31 Plus récemment, le système philippin a été qualifié “d’oligarchique patrimonial”, dans le prolongement des concepts wébériens.22 Le qualificatif “oligarchique” permet de distinguer les Philippines du “patrimonialisme bureaucratique” en vigueur en Thaïlande, où la bureaucratie est beaucoup plus forte. Mais le terme “oligarchie”, ou élite fortunée, a également besoin d’être clarifié. C’est particulièrement pertinent aux Philippines où l’inégalité économique est plus prononcée qu’ailleurs dans la région. Normalement, le terme implique les personnes les plus riches du pays ainsi que leurs familles, un groupement qui persiste dans une large mesure indépendamment des dirigeants politiques. On considère parfois les “copains” comme une catégorie séparée de l’oligarchie pour évoquer un groupe dépendant essentiellement du dirigent politique au pouvoir pour accumuler sa fortune. Mais cette distinction peut s’avérer difficile à maintenir car dans un système patrimonial, toute la richesse a besoin d’une certaine protection par des voies politiques et juridiques. Les copains, qui ont accès au pouvoir de l’État, convoitent souvent d’anciennes fortunes. Et ces copains nouveaux riches essayent rapidement de se faire accepter comme partie intégrante de l’oligarchie, dès que leur protecteur perd le pouvoir, voire avant.

32 Outre que les Philippines peuvent être qualifiées de patrimoniales dans une large mesure, son État est faible et entouré d’une bureaucratie peu efficace et politisée de longue date, dans la plupart des cas incapable de faire respecter la loi face aux intérêts de l’oligarchie ou des copains, pris individuellement ou en groupes. Un État faible le reste dans ses tractations avec les forces extérieures, ouvrant ainsi une voie relativement facile à la pénétration de la société nationale par des entreprises, des marchés, des partis politiques, des agents culturels étrangers, etc. L’État ne peut empêcher la fraude, limiter l’offensive hollywoodienne ou le rôle des entreprises étrangères. Les Philippines ne sont pas seulement une oligarchie néo-patrimo-niale, mais un État relativement faible (au regard des normes asiatiques), et souvent un État influençable.

Sur l’autonomie, la pénétration et le patrimonialisme

33 Qu’apportent ces classifications au thème de cet article ? Somme toute, la compréhension de la nature du système devrait nous aider à expliquer pourquoi dans les dernières années, la mondialisation a eu un impact de moins en moins marqué sur les Philippines. Nous laissons entendre qu’un État faible qui essaie de régir une oligarchie néo-patrimoniale est moins susceptible d’être influencé par les forces extérieures qu’un État plus fort disposant d’une société plus institutionnalisée. Au premier abord, cela pourrait sembler incompatible avec les remarques faites plus avant sur les États faibles, plus enclins à la pénétration. Mais il est aussi vrai que lorsque le népotisme n’est absent d’aucune politique économique, même celles qui sont favorables aux intérêts étrangers, l’encouragement à la pénétration s’amenuise. On pourrait dire que le processus politique central est ouvert – même aux étrangers – au sens formel, mais les décisions les plus importantes sont prises informellement – peut-être à 3 heures du matin. À court terme, les intérêts étrangers peuvent obtenir des accords avantageux avec certains fonctionnaires en offrant des “gratifications spéciales”. Mais tenter d’infléchir plus largement la politique serait peu avantageux. Les possibilités de pénétration sont considérables, mais le bénéfice est minimum sauf dans des cas très précis. Les institutions internationales, telles que le FMI, conservent une influence sur la politique, mais elle est contournée lorsque les besoins du système patrimonial l’exigent. Le FMI prône la transparence et l’efficacité, antidote au clientélisme. Le programme d’aide du Japon, suite à des irrégularités dans les passations de contrats, a récemment mis en garde contre la possibilité de la suspension du financement aux Philippines. Le népotisme effréné au cours du mandat de Estrada pourrait donc “réduire la dépendance”, dans la foulée d’un plus grand isolement. Le retrait des bases américaines a déjà érodé la motivation d’une intervention américaine.

34 On pourrait prétendre qu’il existe une relation curviligne entre la pénétration étrangère et le degré d’institutionnalisation du système politique. Comme nous l’avons fait remarquer, un système profondément patrimonial a un ensemble d’effets dissuasifs sur les véritables influences mondialistes. Il en va de même d’un système très institutionnalisé : lorsque le financement de la campagne électorale est transparent et réglementé, que les intérêts des travailleurs, des agriculteurs et des environnementalistes sont aussi bien organisés que ceux des affaires, et que la presse est à la fois libre et éthiquement responsable. Dans ces circonstances, on peut connaître et identifier les diverses influences étrangères, mais les décisions en matière de politique publique peuvent se fonder sur une pondération prudente des coûts et avantages de la conciliation des intérêts et préoccupations étrangères. Au cours du passage d’un type de système à l’autre, il peut y avoir un moment où les obstacles dressés par le népotisme sont supprimés, mais les réformes institutionnelles du gouvernement et de l’organisation de la société civile ne sont pas encore suffisamment robustes pour traiter, évaluer et décider rationnellement du bien-fondé de l’acceptation d’exigences étrangères. Un régime de transition peut ainsi résister à certaines influences, mais courber l’échine devant d’autres, car il est, par définition, un mélange d’éléments patrimoniaux et institutionnalisés. La résistance ou l’ajustement peut varier selon des niveaux ou des segments de l’État et de la société. L’administration Ramos laisse apparaître dans une certaine mesure ce caractère, en provoquant la frustration du niveau local par la mise en œuvre d’une loi sur les activités minières induite par des forces extérieures ou par l’acceptation inconditionnelle des orientations du FMI en matière de réforme bancaire au niveau exécutif à laquelle des limitations plus substantielles imposées par des intérêts patrimoniaux au pouvoir législatif ont emboîté le pas.23

35 Le président Ramos, certainement beaucoup plus que les deux autres présidents, lors de sa campagne contre l’oligarchie, a fait naître l’espoir d’un changement fondamental du système philippin, s’écartant du patrimonialisme. Il a compris le problème et accepté la solution du FMI, la privatisation et la concurrence. Mais il n’a pas poursuivi les réformes institutionnelles politiques qui auraient été nécessaire à la promotion d’un processus politique plus rationnel à long terme, car lui-même était dans une certaine mesure prisonnier du système patrimonial. Réformer la bureaucratie aurait exigé des majorations salariales importantes, l’élimination des plus corrompus, le recyclage et une protection efficace contre les ingérences politiques, c’est-à-dire une entreprise de masse. Il n’est pas non plus intervenu pour soutenir et renforcer la mise en place d’un système de listes de partis pour 20% des membres de la Chambre des représentants, prévu dans la constitution de 1987, dont les dispositions législatives d’application sont demeurées faibles et peu claires sous sa présidence. Il aurait pu limiter l’importance de la politique de clientélisme à la Chambre et imposer qu’une attention plus grande soit prêtée à la politique générale.24 En fait, Ramos a également versé dans ces nominations clientélistes à la Commission des élections, sapant ainsi la qualité de l’organisation des élections en 1992. En outre, et c’est peut-être plus dangereux, Ramos a contribué à l’affaiblissement du respect de la constitution, un processus amorcé par le président Marcos pour tenter de l’amender aux seules fins, en apparence, de prolonger son mandat.

36 C’est parce que Ramos faisait montre de tant d’efficacité dans d’autres domaines que ces échecs ont été particulièrement décevants. Ils ont ouvert la voie à Estrada, qui a présidé à cette mise à l’écart de la transition, à un affaiblissement des institutions existantes et à un renouveau du patrimonialisme. Certains scientifiques politiques l’ont qualifié de “décadence politique”.

37 Mais tout président aurait été confronté à des obstacles politiques sévères s’il avait essayé de réaliser les réformes nécessaires. Une oligarchie néo-patrimoniale est, par sa nature même, résistante au changement, protectrice d’une richesse mal acquise dans un tissage de redevabilités secrètes. Pour sortir le régime de ce cercle vicieux de la politique de l’argent, des réformes politiques fondamentales sont indispensables, mais difficiles à mettre en œuvre. Jusqu’à présent, aucun des segments influents de l’élite n’a accordé à ces réformes une priorité suffisante. Certains progrès ont certes été réalisés, souvent lorsque des politiciens adeptes du népotisme n’ont pas saisi d’emblée les implications d’une innovation. (Le système demeuré faible de la liste partisane est un cas de figure.) Et parmi les milliers d’ONG aux Philippines, un grand nombre commence à avoir des agendas politiques assez élaborés. Des avancées auront sans doute lieu à l’avenir mais elles seront lentes. Les appels à la transparence et la responsabilité lancés par la communauté internationale ont eu une incidence limitée car elles ne se font l’écho que des revendications de longue date des partisans des réformes aux Philippines. Un segment très réduit mais en croissance de la classe moyenne a conscience de ce qui s’est passé en Thaïlande.

Conclusion

38 Clairement, la Thaïlande prend le pas sur les Philippines, après s’être déjà développée beaucoup plus rapidement au fil de la dernière génération, tant sur le plan politique qu’économique. Les Thaïs ont déjà mis en œuvre certaines réformes constitutionnelles radicales destinées à réduire l’impact du patrimonialisme sur leur démocratie constitutionnelle. La reprise économique est également plus importante qu’aux Philippines. Hutchcroft prétend que le “patrimonialisme bureaucratique” présente de plus grandes capacités que sa variante oligarchique pour mettre en œuvre la réforme compte tenu de la “cohérence” de sa bureaucratie.25 C’est peut-être vrai. Mais ce qui peut être tout aussi important pour comprendre la volonté d’une réforme politique en Thaïlande est que la croissance économique rapide dans les années 1980 et 1990 a créé une classe moyenne plus étendue, et politiquement plus exigeante. Par ailleurs, tout au long des années 80, aux Philippines, les revenus par tête d’habitant ont baissé, même dans la classe moyenne. En outre, les efforts prodigieux déployés pour organiser le renversement de Marcos en 1986 ont engendré une certaine fatigue politique parmi de nombreux militants, et elle peut avoir freiné l’élan pour la réforme dans les années 90. On pourrait prétendre qu’une croissance soutenue est une condition sine qua non pour une réforme politique, qui peut ensuite être déclenchée par un incident qui la précipite comme le coup thaï en 1991 qui a mobilisé la classe moyenne pour la défense de la démocratie.

39 Le remplacement en janvier 2001, du président Estrada par sa vice~présidente, Gloria Macapagal-Arroyo, puis son emprisonnement pour corruption, fut approuvé par la majorité des Philippins, bien que le rôle important joué par l’armée dans cette destitution suscite de nombreuses appréhensions.

40 Dans un premier temps, la population n’espérait pas de profonds changements de la part de la fille d’un ancien président, donc membre de l’élite traditionnelle. De plus, elle jouissait d’une réputation de passivité en tant que vice-présidente. Mais tant son style de gouvernance que la nature de sa politique ont surpris favorablement de nombreux Philippins, en particulier dans les domaines de l’administration (grâce à la nomination de réformateurs qualifiés), la collecte des impôts ou la protection de l’environnement. Elle a également engagé le combat contre la corruption au sein même de son propre ménage.

41 Sa formation de docteur en économie lui donne une meilleure compréhension de la politique économique que ses prédécesseurs. Mais sa forte inclinaison pour l’approche néo-libérale contraste fortement avec ses priorités affichées en faveur des plus démunis. Son amitié personnelle avec les États-Unis, ainsi que ses conceptions économiques la rendent très ouvertes à l’influence américaine. Sa participation enthousiaste à la “guerre contre le terrorisme” lui a d’ailleurs valu un net accroissement de l’aide militaire américaine.

42 On peut donc constater que, durant sa première année de gouvernement, elle a renforcé les institutions publiques et rationalisé les processus de décisions politiques – et donc à protéger les Philippines d’influences extérieurs non désirées – mais en même temps elle a fait largement appel à l’influence américaine et contribué à réduire les facteurs décourageants les investissements étrangers crées par la politique du gouvernement précédent. De telles tendances contradictoires ne permettent pas d’évaluer l’effet net de sa politique mais, pour les Philippins, l’espoir renaît.

Notes

1 Pour l’analyse des deux premières administrations, voir en particulier : VELASCO R., “Philippine Democracy : Promise and Performance”, en LAOTHAMATAS A., Democratization in Southeast and East Asia, Institute of Southeast Asian Studies, Singapore, 1997, pp. 77-112.

2 PINCHES M., “The Philippines’ New Rich”, dans ROBINSON R. et GOODMAN D., éds., The New Rich in Asia, Londres, Routledge, 1996, pp. 105-136.

3 SALONGA J., The Senate that Said No, Quezon City, University of the Philippines Press, 1995, pp. 102-103.

4 LIM J., “The Philippines and the East Asian Economic Turmoil”, p. 201, in JOMO, Tigers in Trouble, Londres, Zed Books, 1998.

5 Cf. BENZON A., A Matter of Honor : The Story of the 1990-1991 RP-US Bases Talks, Manille, 1997.

6 SALONGA, op. cit., 1995.

7 VALENCIA M., “The Sprathy Imbroglio in the Post-Cold War Era”, dans WURFEL D. et BUR-TON B., (eds), Southeast Asia in the New World Order. Londres, Macmillan, 1996.

8 DE CASTRO T., “The Military and Philippine Democratization”, dans MIRANDA P., (ed.), Democratization : Philippine Perspectives, Quenzon City, University of Philippines Press, 1997, pp. 241-280.

9 LIM J., op. cit., 1998.

10 MONTES M. et POPOV V., Asian Crisis Turns Global, Singapour, Institute of South East Asian Studies, 1999.

11 WURFEL D., “Convergence and Divergence Amidst Democratization and Economic Crisis : Thailand and the Philippines Compared”, Philippines Political Science Journal, 20,43,1999, PP. 1-44.

12 Legal Rights and Natural Resources Center (LRC-KsK), “Petition to the Supreme Court of the Philippines, February 7,1997”.

13 LEONEN M. et BEGONIA F., (eds), Mining : Legal Notes and Materials, Quezon City, LRC-KsK, 1995.

14 LAQUIAN A. et LAQUIAN E., Joseph Ejercito “Erap” Estrada : The Centennial President, Vancouver, Institute of Asia Research, Université de Colombie britannique, 1998.

15 MONSOD S., dans Business World, 15 février 2000.

16 Far Eastern Economic Review, 23 mars 2000, p. 56.

17 YASAY P., “The BW Investigation and why I Resigned”, Kilosbayan Magazine, VII, 9,2000, pp. 17-20.

18 Business World, 24-25 mars 2000.

19 MONSOD S., dans Business World, le 14 mars 2000.

20 Philippine Daily Inquirer, le 1er avril 2000.

21 WURFEL D., Filipino Politics : Development and Decay, Ithaca, Cornell University Press, 1988.

22 Cf. HUTCHCROFT P., “After the Fall : Prospects for Political and Institutional Reform in Post-Crisis Philippines and Thailand”, document préparé pour l’assemblée générale de American Political Science Association, Atlanta, septembre 1999, pp. 2-3.

23 HUTCHCROFT P., op. cit., 1999, pp. 213ff.

24 WURFEL D., “The Party-List Election : Sectoral Failure or National Success ?”, Political Brief, Vol. 6,2,1998, pp. 1-5.

25 HUTCHROFT P., op. cit., 1999, p. 3.


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